La Jaune et la Rouge “Les enjeux de la réindustrialisation en France” interview d’Hubert Kirchner et Philippe Miret

Janvier 2019

Comment voyez-vous l’industrie française ?

Hubert Kirchner : Il existe 5 modèles économiques de sites industriels de fabrication dans notre pays : les fabrications peu transportables, comme le goudron ou les réservoirs d’automobiles, les fabrications « de création » telles que les produits de luxe, les fabrications à savoir-faire exceptionnel quand plus de 10 ans de métier sont nécessaires à leur maîtrise, les fabrications à haut niveau de service qui est le modèle le plus répandu, et le dernier : les fabrications de grandes séries. C’est ce dernier modèle qui a été fortement délocalisé dans les pays à bas coût de main d’œuvre, en particulier dans les secteurs du textile et des fabrications électroniques.

Philippe Miret : Pour chacun de ces modèles économiques, l’évolution actuelle consiste en l’utilisation renforcée des automatismes, des données de fabrication et du pilotage numérique. Ce ne sont plus seulement les machines-outils qui sont à commande numérique, ce sont maintenant des ateliers complets, des usines, qui deviennent à commande numérique.

Pourquoi alors délocalise-t-on ? Pourquoi ferme-t-on les usines ?

HK : les principales causes de fermeture de sites industriels sont le manque de compétitivité, cause ultra majoritaire, mais il y a aussi la rationalisation des implantations industrielles, l’abandon de technologies comme par exemple les télévisions à tube, ou encore la chute du marché comme actuellement le marché du pétrole.

PM : On peut aussi ajouter à toutes ces causes la délocalisation des donneurs d’ordre. Par exemple, lorsque le centre de gravité des usines d’assemblage automobiles se déplace vers l’Europe de l’Est, cela entraîne dans le sillage des constructeurs beaucoup d’équipementiers et de sous-traitants.

Et pourquoi ne sommes-nous pas plus compétitifs alors que l’Allemagne semble toujours l’être ?

HK : l’une des grandes raisons du manque de compétitivité de nos usines est l’augmentation tendancielle des salaires français par rapport à ceux de l’Allemagne : 2% par an face à 0,5% entre 2000 et 2015, soit 25% d’écart au bout de 15 ans. Mais il y a aussi le manque d’investissements dans les ateliers, et aussi parfois l’organisation inefficiente du travail.

PM : Le manque d’investissements industriels en France est notamment dû à notre droit du travail ; même si cela vient d’être corrigé par les ordonnances Macron. Il faut y ajouter la concurrence des pays à main d’œuvre moins chère : 30 K€ par salarié et par an en France contre 15 K€ au Portugal ou en Europe centrale, et 10 K€ au Maroc, et trop fréquemment le manque de trésorerie des entreprises industrielles.

HK : Ce manque d’investissement est également dû aux actionnaires qui investissent encore trop rarement à moyen ou à long terme.

La trésorerie est-elle la clé de l’investissement ?

HK : Le manque de trésorerie des entreprises industrielles résulte du manque de compétitivité, créant un cercle vicieux, mais aussi de la très mauvaise culture des délais de paiement des grands groupes dans notre pays : les groupes français paient en moyenne à plus de 60 jours quand les allemands paient à 30 jours. La différence de trésorerie pour une PME de 30 M€ de CA est de 3 M€ ! Ce qui est très significatif. Ce manque de trésorerie empêche ainsi les PME d’investir et de devenir des ETI.

PM : Dans les petites et moyennes structures, la trésorerie est le nerf de la guerre ; une trésorerie tendue tendra donc à vous détourner des investissements de moyen terme en faveur du très court terme, amorçant le cercle vicieux qu’évoque Hubert.

Comment peut-on réindustrialiser la France ?

HK : La désindustrialisation se fait généralement par secteur d’activité : quand un secteur va mal, tous les fournisseurs et sous-traitants vont mal. Quand les constructeurs automobiles se délocalisent, ils emmènent à terme tous les sous-traitants avec eux. La réouverture de ces sites fermés est alors très problématique. Inversement, le succès des chaines de montage d’Airbus localise de très nombreux fournisseurs et sous-traitants à proximité et plus largement en France.

PM : Je pense que l’on peut aussi mentionner l’agilité comme atout essentiel de réindustrialisation. Face à une demande toujours plus fluctuante, la capacité de répondre en boucle courte à des variations de marché est un élément déterminant pour développer la production française. Lorsque l’on est pressé par le temps, le facteur prix n’est plus le critère déterminant d’achat.

Concrètement quelles peuvent être les mesures de relance de l’industrie ?

HK : l’usine devient numérique au sens où elle sera bientôt en grande partie automatisée, robotisée et pilotée par des logiciels, domaines dans lesquels les compétences françaises sont reconnues. Deux mesures de relance me paraissent indispensables. Tout d’abord la mise en place de financements de long terme pour la robotisation et la numérisation de l’usine, mais aussi le développement dans les territoires de centres de recherche et de formation d’excellence pour la robotisation et le pilotage numérique d’ateliers et d’usines.

PM : L’usine numérique permet en effet de redistribuer les cartes, car elle apporte tout à la fois :

  • Une très grande agilité dans la réponse à la demande des marchés
  • Des productions industrielles de produits fortement personnalisés
  • Des coûts de revient peu différents de ceux des nouveaux pays industriels
  • Une nouvelle attractivité des métiers de l’industrie

Nous devons saisir cette opportunité pour redevenir un grand acteur industriel en valorisant les domaines d’excellence de notre pays dans le numérique.