Capital Finance – Interview de Fabrice Keller “Le retournement est une affaire d’anticipation”
Anticiper plutôt que subir. Même si les PME/ETI ont souvent regagné en confort grâce aux trimestres de croissance passés, cette période favorable ne doit pas faire oublier un élément critique, trop souvent oublié par les entreprises : se préparer à des jours plus difficiles. Une entreprise, quelle que soit sa taille, se pilote comme un bateau, avec la force d’inertie que cela suppose au moment du changement de bord. Si elle vire au dernier moment, l’obstacle ne pourra être évité.
Il est donc essentiel dans ces phases de croissance de se préoccuper aussi des difficultés qui, par nature, finiront par se présenter, qu’elles viennent de facteurs exogènes (dégradations des conditions de marché …) ou propres à l’entreprise (mauvais produit, difficulté industrielle…).
Une bonne préparation passe par une organisation interne et une culture d’entreprise adaptées. L’anticipation ne se décrète pas. Elle se prépare, s’organise, se travaille. C’est un véritable enjeu de direction générale et, plus largement, de gouvernance, car cela demande un alignement complet des intérêts. Alignement, avec les actionnaires évidemment, qui pourront être amenés à soutenir la société en période de turbulences, mais aussi avec le corps social.
L’expérience, notamment allemande, pays où les salariés participent activement à la gouvernance, montre qu’un dialogue social de long terme, nourri de confiance et de transparence, permet de mettre en œuvre plus facilement des mesures difficiles mais nécessaires pour l’entreprise. Cela exige une politique RH de premier plan, un projet d’entreprise clair et partagé par tous.
L’anticipation appelle aussi à veiller en permanence à disposer d’une structure financière tous terrains, capable non seulement de financer la croissance en cours mais aussi d’amortir les chocs à venir. L’optimisation du point mort est dans ce cadre essentielle. Trop d’entreprises n’ont qu’une idée intuitive de leur point mort. Or, la connaissance chiffrée et précise de ce point d’équilibre est indispensable au bon pilotage de l’entreprise.
Le dirigeant et les actionnaires doivent pour cela travailler en continu à la réduction des coûts fixes et donc à la « variabilisation » des charges, notamment salariales (pour absorber une hausse ou une baisse de l’activité), ce qui renvoie à la question du dialogue social. Cela nécessite des réglages de haute précision, afin de faire les bons arbitrages pour ne pas « aller trop loin » en externalisant des compétences indispensables à la préservation des intérêts stratégiques de l’entreprise. Ce sujet des coûts est trop souvent traité en réaction à l’arrivée de difficultés. Il est alors généralement trop tard, l’urgence n’étant pas bonne conseillère dans ce cas.
Préparer le retournement passe aussi par la constitution d’un coussin de trésorerie. Définir une « altitude de sécurité », qui laissera le temps de mettre en place les mesures de redressement le moment venu. Il faut évidemment déterminer avec précision la bonne altitude, l’ajuster si besoin. Puis la sécuriser, avec des outils de financement du BFR et de l’exploitation.
Enfin, quelle que soit la qualité du pilote et de l’appareil, ils ne sont rien sans des indicateurs fiables, précis et adaptés à la situation. Il ne s’agit pas ici des seuls indicateurs financiers. L’entreprise doit aussi être en mesure de définir et d’analyser des indicateurs opérationnels comme la qualité de ses clients, de ses prospects, de ses fournisseurs, ou comme l’efficience de son processus de production… Pour les entreprises de BtoC, le suivi des réseaux sociaux devient également incontournable. Une dégradation de la réputation sur ces réseaux, par exemple en raison d’un problème de qualité des articles, permet d’anticiper une baisse des commandes, donc du chiffre d’affaires. Les données viennent de toute part aujourd’hui et les outils d’analyse de celles-ci sont devenus accessibles, demandant peu de ressources humaines.
Ce souci permanent de l’anticipation consomme de l’énergie. Mais s’en détacher fait peser trop de risques pour l’entreprise. S’appuyer sur des compétences externes permet d’identifier les sujets, d’organiser et de piloter les chantiers, aux côtés de la direction. Le gain sera immédiatement visible au moment où les vents contraires commenceront à souffler.