Avis d’expert – Quel modèle économique pour l’usine 4.0 ? par Philippe Miret, Directeur Associé
Le modèle économique permettant de justifier un investissement dans la digitalisation de l’outil industriel est une vraie question pour beaucoup d’entreprises aujourd’hui. Il serait bien prétentieux de prétendre que le monde industriel dans son ensemble dispose d’un recul suffisant pour calculer un ROI (Return On Investment) universel qui pourrait s’appliquer à tout le monde, voire que chaque acteur devrait avoir les mêmes priorités et/ou les mêmes résultats. La règle est plutôt que chaque cas est un cas particulier et que rien ne remplacera une étude spécifique au cas par cas.
Il est cependant possible d’indiquer quelques retours d’expérience qui pourront utilement guider chaque dirigeant dans sa réflexion.
La digitalisation des usines est-elle la dernière mode qui passera comme les autres avant elle ?
La publicité importante qui a été faite sur le sujet à travers quelques cas d’école ne représentera pas la réalité du monde industriel. Il faut voir la digitalisation comme un outil qui permet de rendre visible des choses qui étaient invisibles et, ce faisant, permet à l’exploitant de mieux maîtriser son processus d’élaboration et de production de ses produits.
Dans notre définition, la digitalisation consiste à instrumenter de capteurs tout ou partie du processus industriel, de capter ces données dans des bases de données pour les analyser et générer manuellement ou automatiquement, en temps réel ou en temps différé, des actions d’amélioration du processus de production. Cette digitalisation peut être ponctuelle, c’est-à-dire limitée à un périmètre restreint (par exemple la gestion d’un équipement de production ou de test) ou généralisée, c’est-à-dire englober l’ensemble du périmètre industriel (y compris la gestion des flux).
C’est une transformation qui prendra des années à monter en puissance mais qui, comme l’essor de l’Internet il y a une vingtaine d’années, sera une vague de fonds dont les entreprises devront apprendre à tirer parti.
Quelles sont les sources de valeur observées dans les cas déjà connus ?
Sans prétendre être exhaustif, on peut mentionner deux sources de valeur principales et une source de valeur complémentaire.
Les sources de valeur principales sont :
– l’efficacité interne de l’usine,
– l’inclusion de l’usine dans son environnement.
La source de valeur complémentaire est l’amélioration des produits par le suivi de leur usage.
Si l’on regarde l’efficacité interne de l’usine, les principaux cas constatés sont :
– une amélioration de la fluidité des flux par une meilleure disponibilité des machines (maintenance prédictive), une optimisation de la transitique (pilotage numérique des flux),
– une baisse de la perte matière par une baisse des taux de non-conformité (maîtrise des paramètres de fabrication) ou une optimisation des conditions de fonctionnement des machines (capabilité machines),
– une réduction du BFR (besoin en fonds de roulement) par l’accélération des flux ou l’optimisation des stocks de composants et de pièces de rechange,
– la réduction des consommations d’énergie et une meilleure conformité des rejets liquides et gazeux sont aussi des bénéfices souvent constatés (monitoring en temps réel et ajustement si nécessaire).
Il est à noter que de nombreuses installations de production continue sont pilotées avec des outils numériques depuis de nombreuses années. La nouveauté ici consiste à introduire ces concepts dans des industries discontinues et à utiliser l’intelligence des systèmes pour ajuster automatiquement les paramètres de production.
Pour l’inclusion de l’usine dans son environnement, la source de valeur principale va se trouver dans la gestion de la planification de la production et des approvisionnements. Les principaux modèles déployés consistent à généraliser la fabrication à la commande avec une automatisation du processus de planification. Dans une usine dont la flexibilité aura été travaillée, on pourra ainsi séparer les vraies urgences (un client attend mon produit) d’une fausse urgence (je reconstitue mes stocks) et réduire drastiquement le BFR ainsi que les délais d’attente des clients tout en augmentant le respect des engagements pris (livraison à date). Tout ceci n’est évidemment possible que dans la mesure où tout le processus Order To Cash aura été repensé et digitalisé.
Enfin, l’amélioration des produits par la connaissance de leur usage consiste à systématiser la capture des données d’usage des produits et équipements en les instrumentant de capteurs connectés à une base de données centralisée et à analyser les données ainsi captées développer des produits plus adaptés aux usages constatés (sur ou sous-qualité, tests plus représentatifs, détection des changements d’usage…)
Quelles sont les conditions de mise en œuvre ?
Les principaux cas connus portent sur des installations neuves sur lesquelles de nouvelles technologies sont déployées (opérations greenfield). Le cas général est bien entendu tout autre avec des usines existantes sur lesquelles le parc installé est important et l’instrumentation des équipements pas toujours simple à réaliser. L’exercice consistera donc à trouver un dosage adéquat entre une amélioration de l’existant au coup par coup et la construction d’une vision directrice pluriannuelle.
Le choix optimal consistera souvent à partir de ses propres dysfonctionnements (« pain points ») pour bâtir des solutions concrètes sur lesquels l’entreprise se construira sa propre expérience et gagnera en confiance.
Une fois que ces premiers pas seront acquis, il importera alors de se construire une vision à moyen terme incluant toutes les dimensions de l’entreprise afin de s’assurer d’une construction cohérente. Une attention particulière sera à apporter à la gestion prévisionnelle des compétences, l’entreprise digitale nécessitant des savoir-faire qui n’existent pas toujours dans les organisations traditionnelles. Dès que cette vision sera construite et partagée au sein de l’organisation, on utilisera ensuite toutes les opportunités (investissements, embauches, partenariats, etc.) pour la construire peu à peu, sur une durée qui sera souvent assez longue.
Combien coûte une telle initiative ?
Il n’existe malheureusement pas encore assez de recul pour partager des données fiables et représentatives sur le sujet. Cependant, beaucoup de choses peuvent être faites pour un coût marginal proche de 0. Par exemple, les générations actuelles de machines de production incluent pratiquement toutes des archivages de données de production (valeur de dosage, taux de rebut, etc.). L’investissement pour l’entreprise consistera à connecter un ordinateur à l’équipement de production, en extraire les données et les analyser pour optimiser la production. Cela permettra ainsi de mesurer la capacité à créer de la valeur sur le processus visé.
Par contre, l’industrialisation de la démarche demandera un investissement souvent significatif dans la mesure où il faudra créer l’infrastructure et les compétences pour systématiser le processus de captation, collecte et analyse des données issues des équipements. Il en sera de même pour le pilotage digital du processus de production (gestion optimisée des flux)
Quelles sont les causes d’échec les plus fréquentes ?
Classiquement, l’erreur la plus fréquente consiste à penser trop vite outil (solutions) avant d’avoir correctement posé le sujet. Le choix d’un fournisseur d’ERP, de MES… est paradoxalement beaucoup plus simple que de définir d’abord quel est le mode de fonctionnement dont l’entreprise a besoin demain et quelles sont les conditions pour le déployer.
La deuxième erreur classique consiste à voir trop grand trop vite et vouloir transformer l’entreprise dans une sorte de grand soir technologique. Même si le processus de gestion de projet est bon, une telle démarche empêchera l’apprentissage de l’ensemble des acteurs de se faire et ralentira la courbe d’apprentissage collective. Ce qui peut parfois apparaître comme une perte de temps est très souvent un temps d’apprentissage précieux.
Enfin, la troisième erreur que nous voyons est un manque de persévérance managériale (ce que l’on pourrait assimiler à l’effet de mode mentionné en début de ce papier). Entamer la digitalisation de son industrie sans la construire sur des convictions fortes fait courir un grand risque de manque de résilience lorsque les premières difficultés apparaîtront. Inversement, se forger des convictions collectives fortes à travers ses premiers apprentissages permettra de garantir la robustesse de la vision et l’engagement des équipes dans la durée.
En ces temps de crise économique (COVID), l’urgent reprend le dessus sur l’important. Il est tentant -et logique – de réduire les ressources sur les sujets de moyen terme pour se focaliser sur les urgences de très court terme qui conditionnent parfois la survie même de l’activité. Néanmoins, la crise ne doit pas occulter les enjeux de long terme de transformation des entreprises.
Si l’on prend un peu de recul, en 2000, nous avons connu le même phénomène avec l’essor de l’internet : le B2B, B2C et autres B2B2C se sont rapidement transformés pour les entreprises industrielles en B2N (Back to Normal) lorsque la conjoncture économique s’est dégradée. Pendant ce temps, la vague de fond de l’entrée de l’Internet dans la vie des entreprises a continué. Rétrospectivement, on voit que l’impact de l’internet sur la vie économique n’était pas sous-évalué… en revanche, la vitesse de diffusion était largement surévaluée.
Il y a tout lieu de considérer que l’histoire risque bien de se reproduire aujourd’hui avec une digitalisation des usines qui changera durablement la notion de performance industrielle…. Sur un horizon de temps long. Dès lors, l’important n’est pas tant l’intensité de l’effort que les organisations mettent sur le sujet que la nécessité de commencer dès que possible sa propre courbe d’apprentissage, à sa propre vitesse.
Notre conviction est bien qu’il ne faut pas se poser la question si la digitalisation va atteindre le monde industriel mais comment chacun va s’y adapter pour en tirer son propre bénéfice.